Le 24 février 2022, la Russie lançait son offensive contre son voisin ukrainien, et dès le début, la communication fut placée au centre de la stratégie russe. Les forces d’assaut, caméra au poing, entrent en Ukraine, et la communication russe met immédiatement en avant les VDV de la garde (troupes aéroportées d’élite ayant maintenu l’unité russe lors des guerres de Tchétchénie). Des équipes de caméramans accompagnent les parachutistes lors de la prise de l’aéroport Antonov dans la ville d’Hostomel. Le plan russe est simple : une fois l’aéroport sécurisé, les VDV doivent être rejoints par les Kadyrovtsy (hommes de Kadyrov), des soldats russes d’ethnie tchétchène eux aussi mis en avant par les équipes de communication du ministère russe de la Défense. Cependant, rien ne se passe comme prévu. Dès leur descente des hélicoptères, les VDV sont accueillis par des soldats ukrainiens déterminés à se battre, et plusieurs hélicoptères sont abattus. Les défenseurs de l’aéroport, dirigés par la 4e brigade de réaction rapide (dont l’emblème combine l’étoile du nord de l’OTAN et le trident ukrainien), sont soutenus par des conscrits de la garde nationale (des civils effectuant leur service militaire).
Les défenseurs enchaînent alors les images fortes : d’abord, ils réussissent à couvrir les pilotes qui décollent en urgence pour défendre l’aéroport ; ensuite, un conscrit parvient à abattre l’hélicoptère du commandant russe (selon des sources ukrainiennes). Enfin, les défenseurs lancent une contre-attaque qui rend l’aéroport inutilisable, tout en gagnant du temps pour permettre aux renforts ukrainiens de se déployer dans la ville d’Hostomel, bloquant ainsi la progression russe. Cette bataille illustre parfaitement les deux stratégies de communication des belligérants : côté ukrainien, « Nous sommes un peuple en armes et pro-OTAN » ; côté russe, « Notre armée est composée de troupes d’élite, patriotes et unies au-delà des différences ethniques et sociales. »
La communication ukrainienne : « Soyons dignes de nos ancêtres » et « La vengeance est nôtre »
Dès les premières heures du conflit, l’armée ukrainienne, épaulée par la défense territoriale et des unités du ministère de l’Intérieur, se retrouve confrontée au rouleau compresseur russe. Les communicants ukrainiens mettent en avant la bataille d’Hostomel et les défenseurs de l’aéroport. Le soldat ou volontaire ukrainien est comparé aux héroïques cosaques Zaporogues, ancêtres des Ukrainiens, qui résistèrent jusqu’au bout contre la tsarine Catherine II lors de l’annexion de l’Ukraine à l’Empire russe. À l’image de ces ancêtres, tout Ukrainien doit stopper l’ennemi. Le ministère de la Défense communique dans ce sens en diffusant massivement des tutoriels vidéo enseignant comment utiliser un missile Javelin, fabriquer un cocktail Molotov, ou saboter un char russe.
Les Azov prônent la mixité, où hommes et femmes combattent côte à côte…
Un autre grand axe de communication au début de la guerre est le siège de Marioupol. Rapidement encerclée par l’armée russe, la ville ne compte que 6 000 défenseurs : un mélange de marines, policiers, conscrits, marins, douaniers et membres du régiment Azov. Face à eux, 22 000 soldats russes. Les défenseurs se retranchent et mènent une longue bataille de deux mois, perdant 4 000 des leurs. Le régiment Azov se filme tout au long du siège, jusqu’à la chute de leur forteresse d’Azovstal. L’esprit Azov est né : le soldat ukrainien se bat jusqu’au bout, même lorsqu’il est totalement encerclé. Le régiment Azov ressort de cette bataille avec une image de héros, tout comme les marines. Cet esprit est mis en avant lors de la campagne de recrutement pour transformer le régiment en brigade. Pour devenir un Azov, il faut être volontaire, un guerrier, et, comme ils le disent, « être un guerrier, c’est vivre éternellement ». En plus, la brigade valorise une autre notion : l’Amour. En effet, les Azov prônent la mixité, où hommes et femmes combattent côte à côte, et des histoires d’amour entre combattants sont mises en avant dans les clips de recrutement. Cette communication renoue avec l’esprit zaporogue : un soldat ukrainien est soutenu par son épouse, elle-même guerrière. Cette stratégie de communication joue sur les affects très forts du récit national ukrainien.
Après 2022, la communication ukrainienne adopte un autre axe : la Vengeance. L’armée ukrainienne a tenu bon et doit désormais passer à l’offensive, mobilisant hommes et femmes. Le ministère de la Défense sort alors un clip fort, ancré dans la mémoire nationale, appelant à expulser l’ennemi hors d’Ukraine. La vidéo commence par une prière écrite en 1920 par Osyp Mashchak, un nationaliste ukrainien, lors de la prise de l’Ukraine indépendante par l’URSS. La prière demande à Dieu de protéger les soldats ukrainiens lorsqu’ils détruiront les ennemis du pays, les tueurs de leurs frères et les violeurs de leurs sœurs, que la main de la vengeance soit forte et que les armes soient prêtes à massacrer l’ennemi. La prière se termine par une bénédiction de la sainte vengeance ukrainienne. Le clip montre des soldats ukrainiens attaquant l’ennemi avec des armes modernes fournies par les pays alliés de l’OTAN : HIMARS américains, chars Leopard allemands, etc. Le message est clair : l’heure n’est plus à la défense, mais à la vengeance contre les Russes et les traîtres ukrainiens collaborateurs.
La communication russe : « Sois un homme » et « Nous sommes Russes »
Au début de la guerre, les communicants de l’armée russe n’avaient pas grand-chose à faire, car les troupes déployées en Ukraine étaient composées de professionnels, de mercenaires de Wagner, ainsi que des régiments du Donbass et de Lougansk. Selon le plan initial, ces troupes devaient vaincre l’Ukraine, donc il n’était pas nécessaire de mobiliser les masses. Mais à l’automne 2022, face aux contre-attaques ukrainiennes, le gouvernement russe décide de décréter une mobilisation partielle, appelant 300 000 hommes sous les drapeaux. Cette mobilisation a un effet inattendu : un million d’hommes russes choisissent de refuser l’appel et quittent le pays. Face à ces déserteurs, la communication du ministère de la Défense russe sort un clip des plus explicites. On y voit deux jeunes hommes discuter, lorsqu’un troisième homme bien apprêté passe rapidement devant eux avec des bagages. Par la discussion du duo, on comprend que cet homme est banquier et qu’il a une bonne situation. Le banquier se dirige alors vers une voiture de luxe avec chauffeur. Deux dames l’interpellent et lui demandent où il part. L’homme répond qu’il s’en va pour la Géorgie, pour toujours. L’une des dames explique alors que des garçons ont également quitté leur poste dans son entreprise pour s’exiler. Notre banquier monte dans sa berline et s’apprête à partir. À ce moment, une vieille dame chute, mais il la regarde et continue son chemin. Contrairement aux deux jeunes hommes du début, qui se précipitent pour secourir la vieille dame. Les deux dames, observatrices de la scène, concluent alors : « Les garçons sont partis, mais les hommes, eux, sont restés. » Ce clip vise à montrer aux hommes russes que ceux qui fuient leur devoir sont des garçons indignes de respect, même s’ils sont aisés, et que la Russie se portera mieux sans eux.
La Russie n’est pas un bloc ethnique homogène.
La cellule communication du ministère de la Défense a continué à insister sur ce concept de virilité pendant plusieurs mois, mais la guerre ne s’est pas arrêtée. Au contraire, les forces armées ukrainiennes ont même lancé plusieurs offensives sur le territoire russe. La dernière, et la plus spectaculaire, a eu lieu dans l’oblast de Koursk. Le ministère a besoin de volontaires pour maintenir l’armée opérationnelle et souhaite surtout souligner que cette guerre est l’affaire de tous les Russes.
La Russie n’est pas un bloc ethnique homogène ; on y recense 193 groupes ethniques et plusieurs religions, la principale étant l’Église orthodoxe, suivie de l’islam, du bouddhisme, et d’autres religions comme le tengrisme et l’animisme. Il est donc important de montrer que toutes ces ethnies sont appelées à participer à la guerre pour le bien de la Russie. C’est exactement ce que montre le dernier clip créé par le ministère de la Défense.
La vidéo commence par une tranchée russe qui subit un bombardement ennemi, indiquant qu’un assaut est en cours. Les soldats russes défendent leurs positions, tandis que l’un d’eux prie devant une icône orthodoxe. Ensuite, on passe à un soldat russe dans un véhicule blindé qui récite une prière musulmane, juste avant de partir à l’assaut des lignes ukrainiennes. On voit ensuite un sniper, probablement originaire de l’Extrême-Orient russe, faire une prière bouddhiste tout en ajustant son tir. On revient ensuite à un soldat chrétien russe, acculé dans une pièce d’un immeuble en ruine, priant tout en se battant. Enfin, on voit un pilote de char prier avant de monter à l’assaut. Le clip se termine par une colonne de chars avançant vers la première ligne, tandis que défilent les noms de toutes les ethnies de Russie, avant de conclure par la phrase : « Nous sommes Russes. »
Ce clip montre que toute la nation est au front, et que l’armée prie Dieu avec respect, implorant la victoire. Il souligne aussi explicitement la réalité de la guerre : bien que les Ukrainiens ne soient pas visibles, il est clair qu’ils se battent et qu’ils sont déterminés à poursuivre la lutte jusqu’au bout. Pour les vaincre, tout le pays devra s’engager, et chaque homme, quel que soit son dieu ou son ethnie, devra répondre présent.
Communication civile VS communication militaire
La communication militaire, dont la massification remonte à la Première Guerre mondiale avec les fameuses affiches « Uncle Sam needs you » (dont l’imagerie a été empruntée à celle de l’armée britannique), a pour mission de galvaniser la population pour qu’elle accomplisse son devoir patriotique. La communication militaire est très rigide, car tout passe par le ministère de la Défense. Néanmoins, les campagnes sont très diverses. Comme on a pu le voir avec l’Ukraine et la Russie, une campagne peut jouer sur les racines du pays en mettant en avant un héritage (celui des cosaques zaporogues pour l’Ukraine), en ciblant une partie bien distincte de la population et en jouant sur ses affects (l’image de la mère fière de son fils, homme viril et courageux).
L’arrivée des réseaux sociaux a également eu un autre effet : les communicants ne peuvent plus nier la violence de la guerre.
À notre époque, les communicants militaires doivent relever d’importants défis, à commencer par les réseaux sociaux. En effet, depuis l’arrivée des Smartphones, les scènes de guerre sont plus facilement diffusées, et il est très difficile de les contrôler. Face à cela, un nouveau métier est apparu, particulièrement présent du côté russe : celui de milblogger (contraction de militaire et de blogueur). C’est une personne qui filme en continu le quotidien des soldats, bien qu’il ne soit pas journaliste. Ces milbloggers ne sont pas toujours en adéquation avec leur gouvernement, ce qui peut créer des problèmes. Par exemple, lors de la trahison de Wagner, certains milbloggers ont soutenu les putschistes de Wagner et ont influencé leur unité via des vidéos pour qu’elle aide Wagner ou, du moins, qu’elle reste neutre. Il est intéressant de noter que de nombreux milbloggers avaient suivi une instruction au sein de Wagner. Ainsi, des acteurs non-étatiques peuvent brouiller les messages de la communication militaire.
L’arrivée des réseaux sociaux a également eu un autre effet : les communicants ne peuvent plus nier la violence de la guerre. Il suffit de quelques clics pour avoir accès à des vidéos de combats. C’est en partie pour cette raison que les clips montrent désormais des explosions et des combats dans les tranchées, car nier cette réalité risquerait d’antagoniser une partie du public.
La question que l’on pourrait se poser est : les techniques utilisées par les communicants militaires pourraient-elles être reprises dans le civil ? La réponse est oui, et même que la communication civile en est l’héritière directe. Retour dans le temps, le 14 avril 1917, à Washington DC, la commission Creel est mise en place. Sa mission est simple : mobiliser l’opinion américaine et alliée pour la victoire contre les empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman et Bulgarie), alors que d’importants revers ont eu lieu, tels que la défection de la Russie, l’invasion de la Roumanie, et l’échec de la grande offensive Nivelle. À cela s’ajoute que l’Italie est en difficulté face à une violente contre-attaque austro-hongroise, et ses troupes sont acculées à Monte Grappa. La situation militaire n’est pas optimale. Mais la commission Creel dispose d’un homme qui va réussir à remotiver l’opinion publique américaine et alliée : Edward Bernays.
Edward va déployer toute sa créativité pour « vendre la victoire ». Pour commencer, il crée l’affiche « Uncle Sam Needs You », puis il lance l’initiative des « 4 minutes men ». La commission recrute, dans chaque communauté américaine, des personnes influentes qui appelleront leurs proches à s’engager dans la guerre : les hommes partant au front et les femmes à l’usine. Le terme « minute men » est une référence directe aux miliciens de la guerre d’indépendance. Bernays, via ces campagnes, joue sur les affects historiques des Américains, leur honneur, et fait appel à leur fibre patriotique. Il mobilise également un autre affect : l’émotion. Bernays et ses équipes mettent en lumière les crimes de l’armée du Kaiser en Belgique, connus sous le nom de « viol de la Belgique ». Ces crimes sont illustrés dans l’affiche « Destroy This Mad Brute – Enlist », où l’empereur allemand est représenté sous les traits d’un gorille affublé d’un casque à pointe prussien, tenant dans une main un gourdin marqué « Kultur » et dans l’autre une femme représentant la Belgique. À l’arrière-plan, des ruines, dont la cathédrale de Reims détruite par l’armée allemande, sont visibles. En bas de l’affiche, « La bête » est en Amérique, et le sous-titre « ENLIST » appelle à s’engager pour se venger, défendre la culture, et protéger son foyer. La commission Creel envoie également des caméras sur le front pour diffuser des images des premières lignes.
Ces efforts des équipes de Bernays n’ont pas été vains. Lorsqu’en 1918, les empires centraux lancent leur offensive Michael pour briser les armées alliées avant leur réorganisation, les soldats alliés maintiennent un moral élevé, aboutissant à l’offensive des 100 jours et à la défaite des empires centraux. Après la guerre, Bernays travaille dans le civil, imposant l’« American way of life » via des campagnes publicitaires et de presse dans tous les États-Unis. Il rend également la cigarette « féministe ». Son dernier acte est de contribuer à la destitution du gouvernement socialiste du Guatemala en utilisant les outils de communication qu’il avait créés en 1917.
En conclusion, l’histoire du père de la communication moderne montre que la communication militaire peut être totalement reprise dans un contexte civil. On cible une certaine catégorie économique et sociale pour un produit, tout comme on cible un public lors des campagnes de presse, avec des médias sélectionnés. La seule différence est que la communication civile ne porte pas la responsabilité de la victoire ou de la défaite de son pays.